Réflexion / Haïti : Les défis politiques et les enjeux économiques de 2020

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L’année 2020 est très décisive pour les dirigeants haitiens. Nombreux défis politiques sont à relever afin de maintenir la stabilité dans le pays et les enjeux économiques sont de tailles. Haiti a besoin des actions concrêtes en vue d’un relèvement économique solide puisque 2019 a été pire pour le pays
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Port-au-Prince, le 14 janvier 2020. Après le séisme dévastateur du 12 janvier 2010 dont la dixième commémoration laisse encore des stigmates dans l’esprit et la chair de nombreux Haïtiens, l’année 2019 est considérée par plusieurs observateurs avisés comme la plus macabre et la plus cynique de l’histoire récente d’Haïti depuis l’éclosion de l’ère démocratique dans le pays. La particularité de cette année sombre a été sa velléité de porter à son paroxysme le caractère systémique de la crise sociétale qui tétanise le pays dans ses différentes composantes sectorielles et institutionnelles. On n’a jamais vécu auparavant des mouvements convulsifs aussi durables, aussi intensifs et aussi excessifs dans la manifestation de cette crise profonde. Le pays peine, on ne sait pour combien de temps encore à sortir de l’auberge, l’année 2020 charrie déjà son lot de questionnements, d’urgences créatives, de dangers et d’espoirs. Le présent article se donne pour objectif de braquer le projecteur sur les défis politiques et les enjeux économiques de cette nouvelle année faite de menaces et d’opportunités pour le premier peuple noir indépendant du monde.

I- Les défis politiques
Régie par la Constitution de 1987 amendée et les autres lois de la République, la distribution du pouvoir politique au sein de la société haïtienne souffre d’un mal congénital qui la déraille des voies de la stabilité, de la paix et du progrès. Ce mal congénital est l’absence du respect désintéressé des règles du jeu qui légitiment même l’accaparement et l’exercice de ce pouvoir. La tendance chez les hommes et femmes politiques d’Haïti est de respecter les règles du jeu quand elles leur plaisent et de les violer souvent même maladroitement quand elles les dérangent. Cette tendance au marronnage se nourrit d’une méfiance quasi-généralisée et d’une peur bleue de la trahison se cristallisant sur le dicton « Depi nan ginen nèg rayi nèg ». Cette mentalité de marronnage est la principale caractéristique de la vie politique en Haïti et rend difficile un vrai dialogue « inter-Haïtiens » pour mettre le pays sur les voies d’une stabilité sociopolitique durable. Il n’est pas exagéré d’affirmer que tous les troubles politiques d’Haïti peuvent s’expliquer par cette variable centrale qu’est la tendance au marronnage, c’est-à-dire le refus systématique des acteurs politiques de respecter sérieusement et sans ambages les règles du jeu qui régissent l’organisation de la vie politique. Or, les troubles politiques répétitifs ont un effet cumulatif important sur le tissu social qui se déchire à un rythme effréné et tentent d’occulter les véritables problèmes fondamentaux et urgents auxquels est confronté le peuple haïtien. Ces problèmes concernent l’accès aux services sociaux de base (éducation, santé, eau potable, alimentation saine, logement décent, énergie).

Depuis quelque temps, surfant sur la vague montante des revendications populaires, tous les acteurs politiques s’accordent pour dénoncer un « système » qu’ils accusent d’être responsable du mal haïtien. Mais l’élite haïtienne ne fait que dénoncer et semble paradoxalement oublier sa vocation d’agent transformateur, d’éclaireur et de sentinelle qui est pourtant bien définie dans l’excellent ouvrage de Jean Price Mars  « La vocation de l’élite ». Tant que l’élite ne prend pas sa responsabilité et ne fait que laisser passer le temps en imposant des solutions cosmétiques, les problèmes structurels ne feront que s’aggraver et il deviendra plus en plus difficile de les adresser adéquatement. Ici, le principal défi pour cette élite est de s’inscrire résolument dans une démarche inclusive pour organiser un dialogue non-partisan incluant toutes les forces vives de la Nation afin de trouver une solution durable à l’instabilité politique chronique à laquelle fait face Haïti et de poser les jalons pour l’amélioration des conditions de vie de tous les Haïtiens, en général et des masses populaires, en particulier.

L’organisation de ce dialogue franc et sincère entre les Haïtiens demande de divorcer avec la mentalité de marronnage exposée plus haut et de créer ainsi un climat de confiance qui garantit aux acteurs concernés la participation la plus ouverte possible. Cela doit permettre d’identifier tous les imbroglios majeurs liés au dysfonctionnement du paysage institutionnel du pays et de déboucher sur un pacte de gouvernabilité pour les trente ou quarante prochaines années, sur une révision constitutionnelle et sur le remembrement des institutions étatiques défaillantes. Il s’agit de soutenir le caractère impérativement inclusif de ces institutions. Autrement dit, l’Etat, à travers ses institutions, ne pourra plus privilégier des groupes puissants au détriment d’autres groupes et de l’intérêt collectif ; il devra plutôt garantir l’égalité des chances et des opportunités pour tous et protéger tous les nationaux et les agents résidant en Haïti contre le risque d’expropriation. Cela demande de divorcer avec l’Etat patrimonial et prédateur et de redécouvrir l’Etat comme un arbitre impartial et un garant de la justice sociale inclusive.

Avec le dysfonctionnement du Parlement à partir du deuxième lundi de janvier 2020, la tâche a l’air compliquée. La tendance à la polarisation est omniprésente au sein de la société et de ses différents compartiments. Plusieurs acteurs politiques ne voient pas d’un bon œil la paralysie de l’institution parlementaire alors que d’autres s’en réjouissent. Certains pensent que le Président MOÏSE a maintenant les coudées franches pour diriger à sa guise à l’aide de décrets tandis que d’autres affirment que sans une solution durable, l’effervescence politique extrême, quoique dormante pour l’instant, peut resurgir à tout moment comme un volcan en pleine ébullition.  Cela montre une fois de plus l’urgence pour l’élite d’assumer sa responsabilité historique durant l’année 2020 et de poser les fondements d’un nouveau système générateur de stabilité politique et d’alternance politique démocratique.

II-Les enjeux économiques
L’économie haïtienne a connu une année noire en 2019 marquée par l’arrêt systématique des activités pendant deux mois. Déjà, en lambeaux, les secteurs d’activités ont subi une asphyxie atroce mettant en défaillance le cœur et les poumons de l’économie nationale. Avec un taux d’inflation autour de 20%, une dépréciation de 34% de la monnaie nationale, un taux de croissance négative de -1.2%, la grande majorité des Haïtiens s’enfoncent à toute allure dans une spirale de paupérisation. L’insécurité alimentaire menace plus de la moitié de la population. Les conséquences économiques des tumultes politiques seraient pires sans les « transferts sans contrepartie » reçus de la diaspora haïtienne. N’était-ce les vingt milliards de dollars de transferts reçus entre 2010 et 2019, l’économie haïtienne se serait déjà effondrée. Les répercussions néfastes des épisodes de blocage systématique des activités économiques vont s’étendre sur l’année 2020 et même au-delà si rien n’est fait pour redresser la barque de l’économie nationale.

Les menaces ne viennent pas sans des opportunités. L’année 2020 pourra être saisie par les acteurs étatiques et économiques comme une occasion pour redorer le blason de l’économie nationale. Les besoins économiques dans tous les domaines (santé, éducation, agriculture, hébergement, hôtellerie, restauration, construction, préservation de l’environnement, etc.) sont nombreux. Les solutions pour satisfaire ces besoins peuvent se résumer à la création de nouvelles entreprises et/ou de nouveaux produits susceptibles d’apporter une certaine satisfaction aux consommateurs/utilisateurs, un certain niveau de profit aux propriétaires/entrepreneurs et un certain niveau de recette fiscale à l’État et aux collectivités locales via la patente, l’impôt locatif, les autres taxes et impôts. Ce sont des solutions gagnant-gagnant, c’est-à-dire des solutions mutuellement bénéfiques pour les différents agents économiques.

L’Etat a pour fonction de créer les conditions propices à l’investissement et aux affaires de manière à attirer le plus d’investissement dans le pays et de pouvoir augmenter les recettes fiscales et douanières. La stabilité politique est l’un des tout premiers éléments nécessaires à l’amélioration de l’environnement des affaires. Si le pari de la stabilité politique est gagné durant 2020 et que le ministère du commerce et de l’industrie (MCI) et ses partenaires locaux allègent les procédures et les coûts d’enregistrement des entreprises, le climat des affaires connaitra une bonification assez notable, ce qui augmentera l’attractivité économique du pays pour les investissements directs étrangers. Les autorités étatiques doivent déployer des efforts assez significatifs pour mettre les bandits hors d’état de nuire et stopper la gangstérisation du pays afin de redonner confiance aux entrepreneurs et aux investisseurs qui durant l’année 2019 sont trop souvent victimes d’obstruction de voie publique, de détournement/vol de marchandises, de rançonnement, de pillage, d’incendie, etc. L’instabilité politique a des conséquences économiques graves tant que pour le secteur des affaires qui ne pourra pas réaliser des profits que pour l’Etat qui verra ses ressources réduire comme une peau de chagrin. Car la prospérité de l’Etat dépend de la bonne santé de l’économie nationale.

Dans cet article, nous avons montré que des défis politiques sans précédent et des enjeux économiques majeurs s’invitent naturellement dans les réflexions sur les perspectives de l’année 2020. Le temps est une ressource précieuse en économie. Aucun pays ne peut se développer sans la maitrise de cette ressource rare. Durant l’année 2019, beaucoup de ressources et d’énergies ont été gaspillées dans des turbulences politiques, dans des actes de violence aveugle et de blocage de la vie économique et scolaire au mépris même des droits fondamentaux de l’être humain (le droit à la vie, le droit à la santé, le droit à l’éducation, la liberté de circulation, la liberté d’expression, etc.). L’année 2020 marquera-t-elle une rupture avec ces pratiques rétrogrades? Oui, c’est possible à condition que l’élite haïtienne assume pleinement sa responsabilité en réorganisant le système politique haïtien sur la base de l’obligation pour tous de respecter scrupuleusement les règles du jeu définies dans des textes de loi appropriés/adaptés et en promouvant partout dans la société les valeurs inhérentes à une telle obligation.
Le respect des règles du jeu politique par les acteurs politiques haïtiens favorisera la stabilité politique et contribuera à l’amélioration du climat propice aux affaires. Sous l’égide d’un Etat se comportant comme un arbitre impartial, le respect des règles du jeu économique par les acteurs économiques haïtiens permettra de prévenir la corruption et entrainera une bonne performance de l’économie qui sera au final bénéfique pour la collectivité tout entière.

Texte écrit par Jean Willio Patrick Chrispin

Ce texte est publié dans la rubrique « Opinions » et n’engage que son auteur.